Thiaroye-sur-mer, dans la banlieue de Dakar, n’est pas un lieu de villégiature balnéaire. C’est une commune de pêcheurs importante, avec son usine de transformation à quelques pas de la mer que l’on perçoit du toit de la maison de notre hôte, Yaye Bayam Diouf. Yaye signifie la mère en wolof. Il y a quinze ans, le fils de cette première femme pêcheuse de la communauté est disparu en mer, en route vers l’Europe. Un événement tragique, mais ô combien catalyseur: Yaye Bayam Diouf est aujourd’hui une activiste de poids contre l’émigration clandestine et pour l’émancipation des femmes.
Bien que ces deux combats ne semblent a priori pas aller de pair, ils sont intimement liés. Les mères et les épouses des futurs émigrants sont un élément déclencheur important dans la prise de décision de partir. «Ce dont il faut se rendre compte, c’est que, dans une famille polygame, si un des fils est en Europe et envoie de l’argent, la coépouse qui est la mère de ce fils va être favorisée, et les autres coépouses stigmatisées», explique d’une voix un peu lasse Yaye Bayam Diouf dans son salon, alors que ses petits-enfants apparaissent tour à tour en nous saluant respectueusement.
50% de chances de mourir
Partir vers l’Espagne coûte que coûte reste un graal, un acte d’espoir autant que de désespoir comme en atteste le cri de ralliement guerrier de ceux qui partent: «Mbëk, barça mba barsakh» (littéralement «Barcelone ou la mort»). Un jeune migrant considère en effet qu’en partant à l’assaut de l’Europe, il a 50% de chances de mourir en chemin et 50% d’atteindre son objectif. Mais, en restant au pays, il est sûr à presque 100% de mourir à petit feu… Yaye Bayam Diouf a donc décidé de s’en prendre aux racines du mal et de lutter à la fois contre l’idéalisation de l’Europe et contre le conditionnement créé par les femmes.
Le travail de déconstruction des mentalités va être long, mais ça commence à bouger
Fondatrice et présidente générale de la Coflec (Collectif des femmes pour la lutte contre l’émigration clandestine), elle explique: «Nous faisons partie de la communauté traditionnelle patriarcale Lebou. Toutes les décisions locales relèvent normalement des hommes. Mais depuis que nos enfants disparaissent en mer, nos maris sont plus enclins à lâcher du lest. C’est comme ça que j’ai pu créer ce collectif. Chaque femme membre s’engage à ne plus encourager son fils à partir et à signaler tous les candidats au départ dont elle entend parler.»
Aujourd’hui Yaye Bayam Diouf est entrée dans le gouvernement local. Elle travaille aussi avec des associations de migrants en Europe qui sont prêts à partager les images de leur vie misérable dans les foyers d’accueil. «Le travail de déconstruction des mentalités va être long, mais ça commence à bouger, d’autant qu’avec la pandémie et la crise économique qui lui est liée les émigrés qui sont établis en Europe ne sont plus en mesure d’envoyer de l’argent. Ça, ça fait réfléchir.»
Lors de la première grande vague migratoire en provenance du Sénégal au début du millénaire, le secteur de la pêche était au cœur du débat. Les accords de pêche industrielle passés entre l’Europe et l’Etat sénégalais touchèrent durement les pêcheurs artisanaux locaux. Yayi Bayam Diouf fut alors très médiatisée. Elle reçut même la visite de Ségolène Royal. Aujourd’hui, alors que les départs clandestins ont connu un nouveau rebond en 2020, Yayi Bayam Diouf manque cruellement de moyens pour développer son action le long de la côte, au-delà des limites de Thiaroye-sur-mer.
Stimuler la fibre entrepreneuriale
Le chômage est le principal élément déclencheur des départs irréguliers. Sur les plages, la nuit, les drones et les contrôles ont été multipliés, sans réel effet. «On ne peut pas fermer les frontières et construire des murs. L’océan est grand. Il est illusoire de croire que le phénomène peut être purement et simplement arrêté», explique Pape Sarr, directeur général de la DER (Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide). Ce grand spécialiste des questions de migration a été mis à la tête de la DER, conçue par le président Macky Sall en mars 2017. La DER est un facilitateur pour les entreprises émergentes, particulièrement celles gérées par des femmes et des jeunes. Elle accorde des crédits ou facilite la prise de crédits auprès de banques
«Nous commençons à 200 euros à la dame qui vend des cacahuètes dans la rue jusqu’aux petites et moyennes entreprises dont nous cherchons à renforcer la capacité», explique Aminata Ly, directrice la communication de la DER dans la grande salle de conférences de l’immeuble Djaraf, l’une des rares tours de Dakar, au point E, le quartier du business.
Aujourd’hui la DER compte 105 000 bénéficiaires directs. Un chiffre qui semble infime en regard des 17 millions d’habitants de ce grand pays dont la moyenne d’âge est de 19 ans (contre 42 en Suisse). D’autant que l’économie du secteur informel (qui échappe donc à la régulation de l’Etat) s’élève à 96%. Mais l’action de la DER prend tout son sens si l’on considère qu’elle soutient de préférence des initiatives ayant pour but la transformation et la conservation des matières premières, de préférence destinées au marché local. La DER rêve d’un Sénégal plus autonome, moins soumis aux règles imposées par l’Europe qui appauvrissent le pays. «Depuis l’indépendance, la politique de l’Europe n’a pas changé. Elle est preneuse de matières premières qu’elle transforme et revend ensuite en Afrique.»
Jointe par WhatsApp pour cause de télétravail, la ministre de la Jeunesse Néné Fatoumata Fall confirme: «On espère bâtir un modèle d’émergence florissant pour séduire davantage les locaux et les contraindre à repenser leur projet de migration.» De fait, à Dakar, les écoles business et de management fleurissent à chaque coin de rue, tendant à prouver que le fonctionnariat, qui était jusqu’ici le statut professionnel le plus convoité des Sénégalais, cède le pas aux indépendants et aux PME.
Le nouveau visage des émigrants
«L’essence même de la clandestinité est de ne pouvoir être recensé. On ne peut comptabiliser que ceux qui sont interceptés et/ou qui périssent. Et encore…» reprend Néné Fatoumata Fall. Au Ministère des affaires étrangères, plus précisément à la Dapse (Direction de l’assistance et de la promotion des Sénégalais de l’extérieur), on est plus explicite. Son directeur ad interim, Ibrahima Cissé, reconnaît que 2020 est probablement la deuxième plus grande vague d’émigration irrégulière après 2006. Un phénomène qu’il impute essentiellement au chômage, mais aussi aux contrats de pêche léonins imposés au Sénégal par l’UE et… au changement de routes migratoires. «On ne le dit pas assez, mais le fait que la Méditerranée orientale soit de plus en plus contrôlée pour empêcher la migration en provenance du Moyen-Orient a ouvert de nouvelles routes vers l’Afrique occidentale. De pays de départ, le Sénégal est ainsi devenu également un pays de transit. Quant à la pandémie, elle a un donné un effet de loupe sur ces mouvements migratoires.»
Autre facteur relevé par un observateur, les frêles pirogues de pêcheurs qui se lancent à l’assaut de l’océan atlantique existent toujours. Mais, à côté d’elles, prolifèrent des nouvelles pirogues, plus grandes, plus résistantes et mieux équipées, conduites par des marins expérimentés qui, moyennant un prix plus élevé (de l’ordre de 1000 francs suisses), vous offrent plus de garanties d’arriver à bon port en seulement sept à huit jours. Conséquence sociétale: ce ne sont plus seulement les pêcheurs qui prennent la mer, mais bien toutes les tranches de la population: agriculteurs sans travail, jeunes diplômés ne trouvant pas d’emploi, cadres ou enseignants confrontés au chômage avec des familles nombreuses à nourrir…
«Sachant qu’au Sénégal une personne salariée doit bien souvent subvenir aux besoins de dix à quinze personnes, il est aisé de vous imaginer la situation, explique notre interlocuteur. Vous êtes journaliste ou enseignant sans emploi depuis un an. Un ami vous appelle de Tenerife en vous disant que la voie est sûre et qu’il y a du travail. Que feriez-vous?» Seul constat positif dans ce tableau plutôt sombre, conclut Ibrahima Cissé: «La question migratoire est désormais inscrite et pour longtemps dans l’agenda international. Elle est dans toutes les discussions avec l’Europe.»