Polémique sur le voile au Sénégal: le malaise s'accroît dans les relations entre musulmans et chrétiens
La légendaire cohabitation pacifique entre musulmans et chrétiens au Sénégal, un pays où le dialogue interreligieux dans le n’est pas un vain mot, traverse une crise. En cause, une décision de l’Institution Sainte-Jeanne d’Arc de Dakar (ISJA), propriété de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny depuis deux siècles, d’interdire le port de voile islamique en son sein, à partir de la rentrée de septembre 2019.
Face à la crise qui s’annonce, amplifiée par la controverse sur les réseaux sociaux, Mgr André Guèye, évêque de Thiès, appelle au dialogue et à la concertation afin de préserver les “belles relations” entre les religions au Sénégal.
Soutien gouvernemental aux sanctuaires diocésains
La crise intervient à un moment où le président du pays, Macky Sall, réélu en février 2019 pour un mandat de 5 ans, a lancé un vaste programme de modernisation des monuments, sites et sanctuaires diocésains des sept diocèses du pays, pour un financement global de plus de 1,6 milliards de francs CFA (plus de 2,7 millions CHF).
L’ISJA a justifié sa mesure par la nécessité de se conformer à ce qui est observé dans l’ensemble des établissements de la Congrégation à travers ses établissements implantés dans 57 pays.
Cette mesure a provoqué une levée de boucliers, qui révèle un phénomène dans le pays: la montée de l’intolérance religieuse et la prédominance de l’islam radical. Le fait frappe à l’œil: partout au Sénégal, le discours et le comportement vestimentaire religieux sont maintenant très fortement présents tant dans les médias audiovisuels (radios et télévisions), sur les lieux publics et moyens de transports publics.
L’islamisme radical se développe
Il n’est plus rare de voir en milieu urbain, comme en milieu rural, des femmes en niqab ou voile intégral. Dans certains quartiers populaires, tels que Niayes-Thioker, Rebeuss, la Médina, c’est encore plus marquant. Une source médicale a déclaré récemment au correspondant de cath.ch à Dakar que dans ces quartiers, des familles refusent que leurs enfants soient vaccinés lors des campagnes de vaccination. Dans les structures sanitaires aussi, des hommes ou femmes refusent de se faire consulter par le sexe opposé.
C’est dans ce contexte que la décision de l’ISJA a été très mal accueillie, forçant le ministre de l’Education nationale, Mamadou Talla, à prendre une position nette à son encontre. Dans un communiqué publié le 3 mai 2019, il a critiqué la décision de l’école, indiquant qu’elle n’était pas conforme à la Constitution qui stipule que “le Sénégal est un pays laïque, démocratique et social”.
Le Sénégal est un pays laïc
La Constitution assure, devant la loi, l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe et de religion, a-t-il rappelé. En outre, a-t-il poursuivi, une loi de 1991 précise bien que l’éducation nationale est laïque. “Elle respecte et garantit, à tous les niveaux, la liberté de conscience de tous les citoyens. Aucun établissement public ou privé ne peut déroger à ce principe”.
Réagissant à ce communiqué, le Conseil national du laïcat du Sénégal (CNLS) a dénoncé la prise de position “avec un empressement déconcertant” du ministre de l’Education nationale dans un débat qu’il sait “dévoyé de son essence”, en mettant l’ISJA au banc des accusés.
Pratiques “sectaires”: refus de serrer la main des personnes du sexe opposé
En effet, a-t-il rappelé, les responsables de l’ISJA ont constaté, depuis un certain temps, des comportements et des pratiques “sectaires”, en déphasage avec le caractère laïc de l’Etat du Sénégal et le vivre ensemble prôné en milieu scolaire. C’est ainsi qu’il a été relevé que certains élèves, “identifiables à partir de leur port vestimentaire”, se regroupent par affinité et se démarquent de leurs camarades.
“Ces comportements remettent en cause l’impossibilité, jusque-là de mise, de distinguer, de manière visuelle comme comportementale, dans les écoles catholiques, les différences de culture, de religion et de condition sociale entre les élèves”.
De plus, ils refusent de serrer la main de leurs camarades et de leurs enseignants de sexe opposé, de s’asseoir à côté et sur les mêmes bancs que leurs camarades de sexe opposé ou sur les mêmes bancs dans la cour de récréation. Ils refusent également de faire l’éducation physique avec une tenue réglementaire de l’école, de porter strictement la tenue de l’école conformément au règlement intérieur, de se faire suivre ou précéder immédiatement dans les rangs par des camarades de sexe opposé.
Campagne de désinformation
A partir de ces constats, la direction de l’école a décidé d’un certain nombre de “mesures correctives”, dont l’uniformisation du port de l’uniforme de l’école. Par égards pour les parents, les responsables de l’ISJA ont initié une démarche d’information et de dialogue pour les avertir des modifications qui interviendront à partir de l’année scolaire 2019-2020. En réponse, “un groupe réduit” de parents d’élèves a engagé “un rapport de force” avec l’administration, à travers une campagne de désinformation.
En réaction, deux organisations musulmanes, JAMRA et l’Association islamique pour servir le soufisme (AIS) ont fustigé, le 10 mai 2019, “le discours intégriste et discourtois” du CNLS. Ces organisations reprochent au Conseil national du laïcat du Sénégal de se livrer “à un réquisitoire sans appel” contre “ceux qui ont eu le toupet d’avoir eu une position différente de celui du laïcat”. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses attaques ont aussi été publiés contre les chrétiens.
Développement d’une “police religieuse” islamique
Pour le journal en ligne Nouvel Horizon, les attaques contre les non musulmans à cause de la décision de l’ISJA prouvent qu’il se développe au Sénégal “une police religieuse qui tente d’instaurer un ordre rigoriste et moral religieux dans un pays laïc et une société plurielle”.
“La pensée unique est leur méthode d’application de la laïcité et la démocratie. Leur objectif est de déconstruire par des discours et des actes insidieux qui consistent à faire passer les républicains et les laïques comme des ennemis de l’islam et des suppôts de l’Occident judéo-chrétien”. Ces gens opèrent dans la société et se dressent comme les défenseurs de l’ordre moral et de la protection des mœurs, déplore le journal.
“L’ISJA est dans son bon droit”
“Il faut arrêter le plus rapidement et ne rien céder sur le droit à la différence et au respect de la diversité, poursuit le journal ajoutant que l’ISJA et le CNLS sont dans leurs droits. D’autant plus dans les écoles confessionnelles musulmanes du Sénégal, il n’est certainement pas admis que le port de la croix y soit accepté”.
Ahmed Khalifa Niasse, guide religieux, homme d’affaires et homme politique, a déclaré le 12 mai 2019 que l’ISJA est dans son bon droit. Il a rappelé que ses filles ont étudiées dans un établissement privé catholique, en se conformant à son règlement intérieur. “Les catholiques sont des citoyens à part entière comme les musulmans, ont les mêmes droits que les musulmans, il n’y a aucune raison à les reléguer au second plan, en les sous-estimant”, a-t-il encore indiqué sur le site seneweb.com.
Des chrétiens et des musulmans dans une même famille
Pour Alioune Sarr, nouveau ministre du Tourisme et des transports aériens, il faut préserver les bonnes relations entre chrétiens et musulmans au Sénégal, “gage d’une stabilité nationale”. “Nous devons tout faire pour maintenir la relation interconfessionnelle pacifique, qui fait qu’au Sénégal, il peut y avoir dans une même famille des chrétiens et des musulmans”. Le ministre présidait samedi soir 11 mai une soirée de gala organisée pour une collecte de fonds destinés à financer les travaux d’extension de l’église Sainte-Croix de Bambey, au centre du pays. L’évêque du diocèse de Thiès, Mgr André Guèye, qui assistait à e, a appelé pour sa part “au dialogue et à la concertation” autour de la décision de l’ISJA, a rapporté l’Agence de de presse sénégalaise (APS). (cath.ch/ibc/be)