Voguant au gré des souvenirs de sa tendre enfance, Mamadou Sarr se souvient de la joie de voir son père rentrer avec une pirogue pleine. Comme « le gamin » dans les premières pages du roman d’Hemingway Le Vieil Homme et la Mer, il ne manquait pas d’aller à sa rencontre, l’aidait à porter ses affaires et le fruit de son labeur. Son père lui a appris à naviguer, à pêcher, et Mamadou aimait cela. Est venu le temps où, le dos courbé par la vie et la peau striée par le sel, son père lui a confié sa pirogue. Mamadou avait vingt ans. Il a repris fièrement le flambeau et s’est lancé seul, à son tour, au large de Ouakam, son quartier à Dakar.
« C’était un temps où l’on pêchait seulement pour subvenir à nos besoins et à ceux de la population sénégalaise, se souvient au téléphone Mamadou Sarr, du haut de ses 59 ans. Nous choisissions nos poissons en fonction des prix du marché et des envies des Sénégalais. Les autres restaient à la mer. La demande n’était pas assez grande pour menacer les ressources foisonnantes dont nous disposions à proximité directe de la côte. Les poissons étaient là en pagaille, de toutes les sortes, et nous vivions convenablement grâce à eux. »
Le Sénégal est ouvert sur l’océan et l’océan s’est montré généreux avec le Sénégal. Un phénomène océanique singulier est à l’œuvre sur les bords du pays de Senghor : l’upwelling se traduit par des remontées d’eau froide pleines d’éléments nutritifs qui favorisent l’explosion de la vie marine [1].
« C’est devenu une course déraisonnée à qui pêche le plus, massivement, sans concertation et sélectivité aucune »
La sécurité alimentaire de la population sénégalaise dépend largement des ressources halieutiques : près de 70 % des protéines animales consommées sont puisées en mer et le plat national, le thiéboudienne, est préparé avec du riz et du poisson. Tout un pan de l’économie du pays s’est développé autour de ce vivier. Le Sénégal est le deuxième pays producteur de poisson en Afrique de l’Ouest et dépasse désormais les 500.000 tonnes extraites par an, derrière le Nigéria. La pêche est la première branche exportatrice du pays. Plus de 600.000 emplois en dépendraient, soit 17 % de la population active.
Abondance de biens ne nuit pas, mais la ressource n’en est pas moins tarissable. À force de puiser dans les stocks de poissons sénégalais, la voracité des pêches industrielles et artisanales déséquilibre et épuise les écosystèmes qui faisaient le bonheur et la prospérité des pêcheurs artisanaux. La pêche s’est largement intensifiée depuis les années 1970. Plus de 20.000 pirogues et quelque 160 navires industriels se disputeraient, désormais, les 718 kilomètres de côtes du Sénégal, pour répondre à une demande mondialisée et soutenue. La cadence infernale des ballets incessants des navires ne permet pas aux stocks de poissons de se régénérer. Plus de 50 % des stocks suivis dans les eaux ouest-africaines seraient surexploités, ce qui constitue l’un des taux les plus élevés au monde. La rentabilité des pêcheries, insuffisamment compensée par la hausse des prix, diminue à mesure que l’effort de pêche et le nombre d’espèces ciblées augmente. À tel point que des pêcheurs, acculés, pensent à migrer vers l’Europe ou tentent des incursions en eaux étrangères, au péril de leur vie. En janvier 2018, un pêcheur saint-louisien a été abattu par des gardes-côtes mauritaniens [2].
« Le métier de pêcheur est plus difficile qu’hier, déplore Mamadou Sarr, devenu secrétaire général du comité local de pêche de Ouakam. Tu dois aller de plus en plus loin en mer pour avoir une chance de rapporter du poisson, partir plus longtemps et prendre plus de risques. C’est devenu une course déraisonnée à qui pêche le plus, massivement, sans concertation ni sélectivité. Nous, pêcheurs artisanaux, sommes les premiers responsables de ce chaos. Notamment avec la généralisation des pêches à la senne tournante. »
Patrice Brehmer, écologue marin de l’IRD (Institut de recherche pour le développement), abonde dans ce sens : « 80 % des captures sont le fait de pêcheurs artisans. Ce sont de grands professionnels, qui peuvent pêcher 20 tonnes de poissons avec une seule pirogue. Ils sont encouragés par des sociétés mixtes, avec des fonds étrangers. Elles implantent des usines de transformation en farine de poisson, financent les pirogues et les filets. Ces sociétés sont très pernicieuses et mettent en péril la sécurité alimentaire : ce sont autant de protéines animales enlevées aux citoyens sénégalais et qui s’envolent vers l’Asie ou l’Europe. »
Les eaux du Sénégal ont attiré pléiade d’activités et de pratiques illégales
« Des gens n’ont pas de quoi manger, le poisson périclite et on utilise le yaboy [la sardinelle] pour faire de la farine de poisson et nourrir du bétail, s’insurge Mamadou Sarr. Ce n’est pas cohérent, c’est le poisson le plus consommé par la population sénégalaise ! »
Ces dernières années, les eaux du Sénégal ont attiré pléiade d’activités et de pratiques illégales.
Outre les bateaux sénégalais pêchant dans des zones protégées ou sans autorisation, la pêche illicite non déclarée et non réglementée (INN) se traduit par l’intrusion de navires industriels, sans autorisation, dans les eaux sous juridiction nationale.
Ces navires sans licence profitent de la faiblesse du système de contrôle des eaux ouest-africaines pour les piller. Des lieux de reproduction des poissons sont détruits par des pratiques telles que la pêche à l’explosif et le chalutage en bœufs. Des espèces immatures sont capturées par des filets en nylon monofilament, interdits par la réglementation. Les repos biologiques sont ignorés. Les déclarations de prises sont minimisées par les sociétés mixtes pour réduire les redevances dues à l’État. Et, pour couronner le tout, nombre de contrevenants s’en tirent en toute impunité. En réponse, le gouvernement tente d’augmenter les amendes pour la pêche illégale et refuse désormais l’installation de nouvelles usines de farine de poisson. « Les textes existent mais rien n’est réellement entrepris pour les appliquer, les accords sont violés… C’est le bazar ! regrette Mamadou Sarr. On a beau crier, on peine à être entendus. Préserver notre ressource en poisson est pourtant un intérêt majeur pour toute la population sénégalaise et nécessite une surveillance implacable du bon respect des règles ! »
Une autre menace que la surpêche pèse sur les ressources halieutiques sénégalaises. Abdoulaye Sarré, chargé de l’évaluation des ressources pélagiques (de haute-mer) à l’Institut sénégalais de recherche agricole (Isra-Crodt), a étudié la répartition des deux sardinelles les plus consommées et populaires au Sénégal, la ronde et la plate [3].
Sa thèse, en phase de correction, met en évidence une migration des sardinelles rondes vers le nord. Elles s’éloignent dangereusement des côtes. Cette migration serait provoquée par des changements climatiques importants. « En menant des campagnes hydroacoustiques dans la sous-région, du sud du Sénégal jusqu’au Maroc, nous avons constaté un shift (glissement) de la couverture de plusieurs stocks de poissons pélagiques vers le nord, explique par skype Abdoulaye Sarré. Ce déplacement est dû à un réchauffement très intense des eaux de surface, un réchauffement qui n’est pas homogène et est particulièrement accentué au large du Sénégal. » Ce réchauffement pourrait être le plus important de toutes les régions tropicales du monde. Or, si la sardinelle plate s’accoutume plutôt bien aux variations de température, la sardinelle ronde y est très sensible. « Elle cherche toujours une fenêtre environnementale optimale pour s’épanouir, confirme le chercheur. Elle est montée d’à peu près 230 kilomètres vers le nord, en trois décennies, un déplacement correspondant à peu près à celui des isothermes [lignes de même température]. Ce phénomène favorise le Maroc au détriment du Sénégal ou de la Mauritanie. C’est très problématique. »
« Les intérêts économiques sont toujours privilégiés, même face à ce qu’il est raisonnable de faire pour l’intérêt du plus grand nombre »
Aussi, Abdoulaye Sarré a observé une remontée de la couche minimum d’oxygène, réduisant l’habitat de ces petits pélagiques, contraints de se rapprocher de la surface. « Ça facilite leur capture par les pêcheurs, et ça réduit leur niche écologique… Si les tendances climatiques actuelles sont soutenues et que les émissions de gaz à effet de serre, principalement provoquées par les grandes puissances, ne sont pas réduites drastiquement, il y a fort à craindre que les familles sénégalaises soient contraintes de trouver d’autres solutions pour bénéficier de protéines. Ce serait un choc culturel conséquent. »
La migration des petits pélagiques, provoquée par les changements climatiques, augmente toujours davantage la nécessité de collaboration autour du partage des ressources et de leur gestion entre les pays voisins. Sans coordination, la « course au poisson » pourrait conduire à une « tragédie des communs ».
Une étude, publiée récemment, montre à quel point l’exploitation concurrentielle s’avère périlleuse et aboutit systématiquement à l’effondrement des pêcheries dans les pays où la densité de poisson est la plus faible. La Commission sous-régionale des pêches, une instance intergouvernementale, tente d’éviter pareille situation et travaille à harmoniser les politiques en la matière et à encourager une gestion globale des stocks de poisson partagés.
Comme son père avant lui, Mamadou Sarr a dédié sa vie à la mer. En tant que secrétaire général du comité de pêche de Ouakam, il se bat pour elle, sans réussir à se défaire du sentiment amer que « les intérêts économiques sont toujours privilégiés, même face à ce qu’il est raisonnable de faire pour l’intérêt du plus grand nombre ». Malgré son amour des embruns et des journées ballotté au rythme des vagues, Mamadou Sarr souhaite, aujourd’hui, un autre chemin pour son fils. « J’ai de la chance, il est étudiant et ne sera jamais pêcheur, souffle-t-il. Bien sûr, j’aurais aimé lui transmettre les rouages du métier et mes deux pirogues ! Mais tant que les comportements malveillants et les pillages l’emporteront sur le respect des ressources naturelles, je lui souhaite de rester loin de ce milieu. »
LES POISSONS SONT AUSSI VICTIMES DE LA POLLUTION
Les effets de la pollution pourraient également avoir des conséquences néfastes, notamment sur le succès de la reproduction des poissons. La baie de Hann, à Dakar, devenue quasiment anoxique (manque d’oxygène), était une zone de rétention importante pour les œufs et les larves, en particulier des clupéidés et sparidés. « Les pertes sont inestimables maintenant que c’est foutu [sic], mais le problème de la pollution est assez global au Sénégal, regrette Patrice Brehmer, de l’IRD. Des pesticides non autorisés en Europe sont encore d’usage, les contrôles sont peu fréquents, tout comme ceux des rejets domestiques et industriels en mer, qui semblent parfois bénéficier de complaisances. Les taux de cuivre dans l’eau sont largement au-dessus des normes par endroit. Tout cela a des impacts sur la reproduction des organismes marins. »
Reporterre