Principal accusateur du président Macky Sall dans l’affaire Petrotim, l’ancien premier ministre du Sénégal, Abdoul Mbaye, n’a pourtant rien d’un parangon de vertu. Non seulement a-t-il lui-même contresigné les documents sur lesquels repose le scandale, mais encore charrie-t-il, derrière lui, un lourd passé affairiste. Est-il vraiment le mieux placé pour donner des leçons de morale ?
Quand une simple vidéo ébranle un pays tout entier. À la suite d’un reportage diffusé le dimanche 2 juin par BBC Afrique, le Sénégal s’interroge : Aliou Sall, le propre frère du président sénégalais, Macky Sall, a-t-il bénéficié d’importants pots-de-vin à la suite de l’attribution, en 2011, de concessions pétrolières et gazières au large des côtes du pays ? Si l’intéressé dément vivement les accusations portées contre lui, celles-ci rejaillissent naturellement sur son frère et menacent la stabilité de l’État. Pourtant, cet accord au profit de la société Petrotim, propriété de l’homme d’affaires Franck Timis, a été conclu avant l’élection de Macky Sall à la magistrature suprême. Pour assurer la continuité de l’Etat et ses engagements contractuels, ce dernier n’a fait que parapher les décrets préparés sous son prédécesseur.
Quand Mbaye critique un document qu’il a lui-même signé
Mais il n’y a pas de fumée sans feu. Au cours du reportage de la BBC, plusieurs membres de l’opposition au président Sall prennent la parole, relayant, sans les contredire ni les vérifier, les accusations portées à leur connaissance par les journalistes. Parmi eux, un certain Abdoul Mbaye, ancien premier ministre du Sénégal, qui était en poste lors de la signature définitive du contrat en 2012. Et qui a donc lui-même contresigné les documents incriminés. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer à la presse qu’il « y a manifestement conflit d’intérêts : c’est le président de la République qui signe le décret qui permet au contrat d’entrer en vigueur et son frère travaille dans le groupe qui bénéficie de ce contrat ».
Quant au fait qu’il ait lui-même validé un document qu’il voue aujourd’hui aux gémonies, Abdoul Mbaye se dédouane en ces termes équivoques : « C’est quand j’ai quitté le gouvernement qu’un (journaliste) a attiré mon attention » sur ce contrat, prétend-il désormais. « Je suis signataire du décret, poursuit l’homme politique déchu, mais je suis le seul à avoir dit (qu’il) était faux. J’ai dit au président de la République que c’était faux, qu’on a été trompés, et de faire une enquête pour savoir pourquoi », croit-il encore se souvenir. Pourquoi, dès lors, l’avoir signé ? « Tous les décrets sont signés comme ça, balaie l’opposant. Le gouvernement est un organe collégial. Il y a un ministre qui travaille le projet, qui est signé par le président de la République avant que le premier ministre ne contresigne ». En somme, tout le monde est coupable, sauf lui. Une défense osée, pour ne pas dire cavalière, qui peine à faire oublier le passé sulfureux du personnage.
Clients fictifs, gestion de fortune d’un dictateur : le sombre passé de banquier de M. Mbaye
Car avant d’être élevé au poste de premier ministre par celui-là même qu’il accuse aujourd’hui de tous les maux, Abdoul Mbaye était banquier, à la tête, de 1989 à 1997, de la Compagnie bancaire de l’Afrique de l’Ouest (CBAO). À ce titre, il s’est improvisé gestionnaire de fortune pour le compte d’Hissein Habré, l’ancien président du Tchad. Condamné à mort par contumace pour crimes contre l’humanité par un tribunal de N’Djaména, l’ancien homme fort du Tchad se réfugie au Sénégal en 1990, où il sera finalement inculpé de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture. Un client pour le moins sulfureux, donc, et à la fortune mal-acquise, tirée du pillage systématique des fonds publics du pays dont il avait la charge.
Dans un audit réalisé en 2012 par la banque marocaine Attijariwafa Bank, repreneur de la CBAO, une quarantaine d’experts, dont certains issus du prestigieux cabinet Ernst & Young, a dressé des conclusions « sévères » sur la gestion de l’établissement dirigé par M. Mbaye. On y apprend, entre autres, que « l’utilisation de comptes appartenant à des clients décédés ou tout simplement fictifs (a) permis d’accueillir les fonds appartenant à l’ancien président tchadien ». Mais aussi que « des ordres ont été donnés pour que la banque émette plusieurs bons de caisse (au porteur) remis en liquide à l’ancien dictateur Hissène Habré ». Ou encore « l’existence d’un listing de comptes de clients fictifs soustraits au contrôle interne de la banque et au contrôle de gestion ».
Autant d’opérations qui « auraient par ailleurs exposé la banque — dirigée par le futur premier ministre sénégalais — à des sanctions de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en créant un passif “latent/potentiel” de plusieurs milliards de francs CFA susceptible d’impacter la valeur de la CBAO ». Enfin, les auditeurs concluent que les organes de contrôle interne et de contrôle de gestion ont été « systématiquement » tenus à l’écart, tout comme les administrateurs et les actionnaires de la banque. Bref, le parangon de vertu Mbaye n’est pas véritablement le mieux placé pour dispenser des leçons de morale et de bonne gestion financière.
Mbaye, diffuseur de « fake news »
D’autant plus que notre homme est un habitué des « fake news ». En avril 2018, Abdoul Mbaye a ainsi annoncé publiquement la mort d’un manifestant tué, selon lui, par les forces de l’ordre. Une manière, à nouveau, de discréditer le pouvoir en place. À la nuance près qu’aucun manifestant n’avait succombé aux coups des policiers. « J’ai l’impression d’avoir été piégé », s’était alors piteusement justifié l’ancien premier ministre. Au point de vouloir lui-même, avec l’affaire qui secoue aujourd’hui le Sénégal, piéger à son tour le président en exercice ?
Africa Insider