« Tout homme qui ne met pas sa vie intime en accord avec les principes qu'il expose ou les conseils qu'il donne est un hypocrite ou un maniaque auquel il faut tourner le dos », dixit Alexandre Dumas fils. Au Sénégal, il est fréquent de voir le politicien, dans sa posture allocutive, justifier son changement d’opinion sur la base des délices tirés de sa transhumance politique. Il n’est plus surprenant de voir un politicien ou une politicienne, produire, sur un même objet mais dans une sphère spatio-temporelle différente, une catilinaire et un dithyrambe à l’endroit d’une même personne. Notre conviction est que, sans verser dans un angélisme béat, la politique ne peut pas être exclue du champ de l’éthique. Et quelles que soient les circonstances, il y a toujours un point au-delà duquel un homme nimbé de principes indérogeables ne peut pas et ne doit pas aller. Nous pensions que le journaliste, Abdou Latif Coulibaly (ALC), compte tenu du combat héroïque et stoïque qu’il a toujours mené pour la consolidation de la démocratie, ne serait jamais de ceux-là qui ont fait de la rétractation discursive une vertu et du respect des principes et convictions une pathologie. C’est pourquoi avant d’accoucher ce texte, notre main hésitante voire rétive a tremblé plusieurs fois parce que notre propos d’aujourd’hui s’adresse à une personne pour qui nous avons un profond respect et une admiration ineffable compte tenu de l’excellent travail journalistique et d’édition qu’il a fourni avant de migrer à l’Alliance pour la République. Malheureusement, l’on a noté depuis sa nomination en janvier 2013 jusqu’à son limogeage en avril 2019, que le journaliste-politicien a renié ses convictions, changé sa rhétorique, en passant de la critique à l’éloge, invalidant du coup ses anciennes positions. Ce qui nous incite à dire comme Jules César avait réagi quand il avait découvert que son fils adoptif, Brutus, faisait partie de ses assassins : « Toi aussi, Grand Latif ! »
Les passe-droits qu’octroie un ralliement ou une transhumance ne peuvent pas légitimer une palinodie discursive sur une même problématique. Quand on rame à contre-courant des valeurs et principes qu’on a toujours défendus, il est du devoir de ceux qui gardent encore une once de liberté d’expression de dénoncer de telles inconvenances. On a l’habitude d’affubler de toutes les tares les politiciens tant ils nous ont habitués à tous les dénégations et reniements quand ils sont invités à goûter aux délices du pouvoir enivrant. Et les pontifes moralisateurs, une fois dans les ors du pouvoir, sanctifient ce qu’ils abhorraient hier. Ils renient leurs présumées convictions d’hier pour adhérer et défendre ce qu’ils dénigraient et combattaient auparavant. Ambition démesurée, opportunisme veulerie sont devenus les traits de comportement habituels du politicien sénégalais. Mais nous avons toujours cru qu’il y a dans notre société des hommes politiques, qui, jamais ne troqueront leurs convictions et principes pour des ambitions ou positions de pouvoir. Et nous pensions dans notre for intérieur que jamais le journaliste Abdou Latif Coulibaly qui a joué sa partition dans le départ d’Abdou Diouf, qui a compromis sa vie en faisant au régime de Wade avec la publication de trois best-sellers-bombe qui ont fragilisé son pouvoir. Mais depuis qu’il a rejoint avec armes et bagages les prairies beige-marron, nous nous sommes rendu compte que nous nous sommes mépris de l’homme politique, celui qui se définissait « opposant de conscience ». Depuis 2013, nous avons noté que plusieurs de ses prises de parole et de position vont à l’antipode des valeurs pour lesquelles il a failli perdre sa vie à certains moments de la bataille démocratique enclenchée dans notre pays depuis 2000.
Assises nationales sénégalaises et Etats généraux de Versailles 1789
Le 19 mai 2019, invité du Jury du dimanche de I-radio, le journaliste-politicien n’a fait que renier ce qu’il défendait avant d’aller à la soupe gouvernementale. A propos des Assises nationales, l’ancien ministre de la Culture déclare : «Le consensus aux assises nationales était un consensus douteux. Ce n’était pas un consensus absolument acté. C’est ça la vérité. Les gens ont le sentiment que tout était accepté dans les assises nationales». Une telle diatribe contre les Assises et signée Latif n’est pas une nouveauté. Au début du mandat de Macky, il avait commencé à critiquer ses choix et à demander l’application des conclusions des Assises nationales. C’est ainsi que le 21 janvier 2013, dans une interview accordée à l’Observateur, soit presque trois mois après sa nomination comme ministre de la Promotion de la Bonne gouvernance et Porte-parole du gouvernement, Latif a flétri les Assises quand certains Sénégalais ont demandé à Moustapha Niasse, président de l’Assemblée nationale, de faire sa déclaration de patrimoine conformément aux conclusions des Assises nationales. «Les Assises, ce n’est pas la loi », leur assène-t-il sans aménités.
Aujourd’hui, contempteur des Assises, il en a été l’ardent défenseur quand il voulait briguer la magistrature suprême. Dans une interview accordée au groupe Walfadjri le 27 décembre 2011, le candidat de Bennoo Alternative 2012 est allé même jusqu’à établir un parallélisme entre les Assisses et les Etats généraux de 1789 de Versailles inspiratoires de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Morceaux choisis :
« En 1789, la France a produit ce qu’on appelait les Etats généraux avec la fameuse déclaration de 1789 qui a inspiré la déclaration universelle des droits de l’Homme. Cet acquis de la France est fondamental. L’opposition, la société civile et des franges importantes de ce pays ont conçu dans une procédure remarquable ce je que j’appellerai aujourd’hui - toutes proportions gardées - l’œuvre qui équivaut à une certaine manière à la production de 1789. (…)
« Disons que ma participation dans ces Assises nationales m’a permis d’envisager une réorientation de ma carrière. J’ai vécu des choses formidables dans ces Assises nationales. Je crois que les Sénégalais n’ont pas encore pris suffisamment conscience du travail de ce qui a été fait pendant deux ans. Un travail remarquable, conçu d’une façon méthodique, j’allais même dire d’une façon scientifique. On ne l’a pas suffisamment diffusé jusqu’à présent. Les citoyens n’ont pas suffisamment compris les enjeux à travers ces Assises. Je me propose au cours de ma campagne de les faire connaître davantage et je me présente comme le candidat des Assises nationales (…)
« Je suis neuf, j’ai des idées très claires parce qu’elles me sont inspirées par les Assises nationales (…) J’ai au moins l’avantage d’être quelqu’un de neuf qui propose une démarche novatrice inspirée par une doctrine extraordinaire (…) C’est cet homme qui a osé insulter les Assises qui étaient censées être le fondement de sa politique s’il était au pouvoir en 2012 ».
Comment peut-on faire autant l’apologie des Assises, les porter au cœur de son projet politique et venir sept ans après les dénigrer comme l’a fait Latif lors de sa sortie à I-radio ? Ce qui veut dire que l’ancien candidat de Bennoo Alternative 2012 allait trompeusement vendre aux Sénégalais vendre un projet auquel il n’a jamais cru.
Non à Mbaye Ndiaye, oui à Daouda
Quant à l’organisation des élections par une personnalité neutre, le journaliste-politicien pense que la nomination d’un homme politique à la tête du ministre de l’Intérieur ne peut pas entacher la sincérité du vote. « Personne ne peut voler des élections au Sénégal. (…) Si c’était possible, le pouvoir n’allait pas perdre les élections à Dakar lors des élections locales précédentes ». Si tel est le cas pourquoi, Latif, invité le 8 avril 2012 au Grand jury de la RFM avait dénoncé rageusement la nomination de Mbaye Ndiaye à la tête du ministère de l’Intérieur lors de la formation du premier gouvernement de Macky Sall ? « Cette nomination va à l’encontre des conclusions des Assises nationales (Tiens, tiens ! Les Assises, ce n’est pas loi) », précisait-il au président Macky Sall qui nomme aux emplois civils et militaires. Ainsi s’emberlificotant dans ses propos contradictoires de 2012 et de 2019, il a déclaré sans vergogne à I-radio que « pour le cas particulier du ministre de l’Intérieur qui ne devrait pas être un membre du pouvoir, les Assises nationales n’ont pas pu non plus avoir un consensus là-dessus ». A quel Latif se fier ?
« Nous avons toujours combattu Me Ousmane Ngom, quand nous étions à l’opposition. Je vois mal aujourd’hui Macky faire la même chose. Le fait qu’on ait nommé un homme politique aussi impliqué que Mbaye Ndiaye au ministère de l’intérieur n’est pas pour moi une bonne indication car c’est quelqu’un qui est véritablement partisan, et le reproche qu’on a fait pour Ousmane Ngom est valable pour lui », conclut l’alors membre Bennoo Siggil Senegaal, dans cette interview du 8 avril 2012 au Grand jury de la RFM.
Mais paradoxalement, après la nomination d’Abdoulaye Daouda Diallo à la tête du ministère de l’Intérieur, le ministre de la Promotion de la bonne gouvernance quasi-aphasique, qui prend désormais place au festin gouvernemental, refuse à juste raison de cracher dans la soupe qui le sustente, se retire sur son Aventin et déclare après une sortie du leader du mouvement « Taxaw Temm », le professeur Ibrahima Fall, dénonçant ledit choix : « Ce qui est important, c'est que les élections soient transparentes. Ce qui est important pour moi, c’est que l’on puisse dire après les élections que tout est transparent. Depuis 1998, aucune élection n’a apporté une contestation majeure. L’essentiel, c'est de se concerter et discuter pour une élection transparente ». Mais où sont passées les Assises que le membre de Bennoo Siggil Senegaal évoquait pour flétrir la nomination à la place Washington du très coloré Mbaye Ndiaye ? Ah non « les Assises ne sont pas la loi. Sic ! »
L’honneur souillé du Général Lamine Cissé
Hystérique, Latif ose affirmer que même les élections présidentielles de 2000 et 2012 qui ont conduit à une alternance démocratique au Sénégal ont été organisées par le ministère de l’Intérieur. Mais ce qui est vil dans les propos du néo-apériste, c’est la dubitation cynique qui transparait dans cette interrogation-déclaration affirmative remettant en cause la sincérité du défunt ministre de l’Intérieur Lamine Cissé, organisateur de la présidentielle de 2000 : «Vous pensez que le général Cissé était indifférent au résultat du gouvernement auquel il appartenait ? » Pourtant à l’annonce de la mort du général Cissé le 19 avril dernier, c’est lui qui déclarait aux ondes de la RFM, ce témoignage poignant : « C’est un homme que je fréquentais beaucoup quand j’étais journaliste. J’ai découvert un homme d’une valeur exceptionnelle du point de vue de l’éthique et de la morale. Je rappelle que c’est lui qui a organisé les élections de 2000, en bon officier, en bon soldat, discret mais très efficace dans l’organisation. Le Sénégal perd un très grand monsieur, un digne fils de Sokone et du Sénégal. Chef d’état-major général des forces armées, il avait une vision très claire de son métier, pour organiser les élections à l’époque et avoir réussi de la façon la plus spectaculaire à faire en sorte que le pouvoir et l’opposition soient unanimes à reconnaitre la transparence des élections et la fiabilité des résultats. »
Poursuivant sa logorrhée, le ministre déchu déclare que « personne ne peut voler des élections au Sénégal.» Pourtant, il avait, lors d’un entretien accordé au quotidien burkinabè Sidwaya, après la réélection de Wade en 2007, soutenu avec force conviction ceci : « Sa réélection (celle de Wade, ndlr) n’a pas été transparente. C’est ma conviction personnelle jusqu’au jour où j’aurai des preuves tangibles. »
Last but not least, le journaliste-politicien valide la fiabilité des élections en s’adossant sur le quitus de sincérité électoral délivré par les observateurs. « Du point de vue du processus électoral, aucun observateur n’a remis en cause les élections dans leur substance et l’essentiel de son organisation. Les résultats issus des urnes à l’élection présidentielle sont fiables à 400 % », fait-il savoir à Mamoudou Ibra Kane qui, certainement, avait du mal à reconnaitre en ce dimanche de catharsis l’homme qu’il avait interviewé le 8 avril 2012. Mais n’est-ce pas Latif qui déclarait dans un entretien accordé au quotidien Sidwaya après la présidentielle de 2007 que « ces observateurs internationaux sont là simplement pour valider aux yeux de l’opinion internationale des élections, même les plus frauduleuses. Les seules élections que j’ai suivies en Afrique et que des observateurs ont dénoncées, ce sont celles du Togo et de l’Éthiopie ».
Cette délocution circonstancielle anti-principielle, cette contradiction intra-locuteur en dit long sur le visage hideux du journaliste converti en politicien. « Nous devons accepter le changement mais conserver nos principes », disait l’ex-président des Etats-Unis, Jimmy Carter.
La presse sénégalaise, orpheline de son « muckraker »
Pour finir, ALC crucifie la presse sénégalaise, « cette presse spécialisée paresseusement dans la fausse information, les fake news, les infox, cette presse qui, depuis le 21 janvier 2013 où il a troqué sa plume de journaliste à un maroquin, n’a jamais mené une enquête sérieuse organisée, travaillée sur ce qu’on appelle la mauvaise gouvernance au Sénégal, n’a produit aucun livre sérieux publié sur ce qu’on peut appeler les scandales que lui a dénoncés dans ce pays ». Et comme il le dit en toute humilité, les Sénégalais ont la nostalgie de celui que nous qualifions de « muckraker », du grand investigateur, du dénicheur et dénonciateur des scandales sous le régime de Wade dont Macky Sall, son mentor, est comptable. Depuis sept ans, l’horloge médiatique est bloquée. Normal puisque celui qui s’y connait ex professo, l’horloger qui la faisait bouger a quitté la chaleur torride des rédactions arides pour rejoindre les ors du pouvoir.
PS : Je voudrais rappeler à ALC cet extrait de son entretien paru au journal l’Observateur le 10 février 2012.
« Si vous regardez les différents prétendants qui sont venus du front du PDS, si vous regardez leur organisation matérielle à travers les manifestations du M23, leur comportement à travers leurs gardes du corps, à travers leur présence intempestive et dérangeante, vous avez déjà une idée de ce qu’ils vont faire quand ils seront au pouvoir. Comme le dit Ousmane Tanor Dieng, c’est « faire du Wade sans Wade. » Il suffit d’observer les meetings du M23, comment les gardes du corps des uns et des autres arrivent, l’indiscipline avec laquelle ils se présentent, le caractère intempestif et arrogant de leur arrivée. Tout cela prouve à souhait que ce qui est dénoncé aujourd’hui, c’est exactement ce qui risque de se reproduire à la tête de l’Etat, le jour où les Sénégalais feront le choix d’un candidat issu des flancs du PDS. Je ne parle pas d’Idrissa Seck seulement mais des autres aussi.» Ce sont qui les autres ou plus précisément, c’est qui cet autre qui « fait du Wade sans Wade » ? Certainement pas Macky Sall ! Nous n’osons pas y croire. Ce serait trop ubuesque !